Ces informations, devenues précieuses, font la richesse des géants du Net. Pourtant, ceux qui les fournissent n’en tirent aucun profit.
A l’heure du big data et de l’intelligence artificielle, les données personnelles sont devenues l’or noir du XXIe siècle. Ceux qui les exploitent, à commencer par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) en retirent des revenus considérables (4,7 milliards de dollars, soit 3,6 milliards d’euros au dernier trimestre pour Facebook, 6,7 milliards pour Alphabet, la maison-mère de Google). Ceux qui les fournissent, c’est-à-dire chacun de nous, n’en tirent aucun profit. C’est en partant de ce constat que le think tank libéral Génération libre propose dans un rapport publié jeudi 25 janvier d’inverser le rapport de force en permettant aux citoyens de vendre leurs données personnelles.
L’idée n’est pas nouvelle, mais elle semble connaître un regain d’intérêt. Aux Etats-Unis, elle est notamment défendue par le scientifique et essayiste Jaron Lanier, qui l’avait exposée dans son livre Who Owns The Future dès 2012. Mi-janvier, l’hebdomadaire libéral The Economist rendait encore compte de ses travaux dans un article intitulé : « Les entreprises d’Internet devraient-elles payer pour les données que les utilisateurs leur donnent actuellement gracieusement ? ». En France, quelques jours plus tôt, c’est un socialiste, Julien Dray, qui réclamait sur BFM une taxation des GAFA afin de distribuer « une dotation universelle de 50 000 euros pour chacun d’entre nous, à partir de 18 ans »…
Si Gaspard Koenig, le fondateur de Génération libre, partage avec l’élu socialiste la conviction que la manne générée par le big data ne peut pas être confisquée par une poignée de compagnies, le modèle de redistribution qu’il propose est radicalement différent. Contrairement à une solution qu’il juge « socialiste », « collectiviste », plus proche d’un impot. Le projet du think tank français repose à l’inverse sur la liberté de choix individuel.
Dans le mécanisme défendu par Génération libre, les utilisateurs qui souhaiteraient faire commerce de leurs données personnelles passeraient par un courtier pour réaliser la transaction. L’opération ferait l’objet d’un contrat précisant clairement les conditions dans lesquelles les données personnelles pourraient être exploitées (par qui, quelle durée, quelles données, etc.). « Chacun mettrait dans son contrat ce qu’il veut », explique M. Koenig. A l’inverse, ceux qui voudraient protéger leurs données devraient payer pour accéder à des services (Facebook, Google) qui étaient jusque-là « gratuits » – dont le modèle économique se base sur l’exploitation des données personnelles pour vendre aux annonceurs des publicités ciblées. « Ce nouveau modèle redessinerait la chaîne de valeur de l’industrie numérique. Une chose est sûre, nos données valent plus que la gratuité qu’on nous donne », plaide M. Koenig.
Pour les auteurs de cette proposition, ce système aurait l’avantage d’offrir une vraie maîtrise par l’utilisateur de ses données, alors qu’aujourd’hui il n’a qu’un connaissance réduite des traitements qui peuvent être effectués avec ces données – la description de leur utilisation étant le plus souvent noyée dans des conditions générales que l’on valide bien souvent sans les lire.
Le rapport de Génération libre laisse pour l’instant de côté la dimension économique du modèle. Un autre document doit être produit à l’été pour évaluer la valeur du « marché des données » et offrir une idée des revenus que pourraient retirer les utilisateurs d’une telle exploitation de leurs données. Pour l’instant, le rapport précise seulement que ceux-ci prendraient la forme d’« un flux quasi continu de nano- paiements ».
Une défiance inégalée
Pour mener à bien ce projet, il faudrait créer un droit de propriété sur les données personnelles. Mais le droit actuellement ne le permet pas, considérant qu’au même titre que les personnes les informations qui en émanent ne peuvent pas faire l’objet d’un commerce. Génération libre veut croire que les mentalités ont évolué sur ce sujet, avançant à l’appui un sondage effectué en Europe, aux Etats-Unis et au Japon, duquel il ressort que 56 % des sondés (un peu moins de 2 000) se disent prêts à vendre leurs données à des sociétés de confiance. « Aujourd’hui, le droit repose sur une vision paternaliste de la société », déplore Gaspard Koenig, qui dit préférer s’en remettre au sens de la responsabilité de chacun.
La période est en outre favorable pour faire avancer cette proposition, avec des GAFA qui font l’objet, à l’échelle planétaire, d’une défiance inégalée, que ce soit de la part du grand public ou des Etats. Mercredi encore, le Financial Times faisait état d’un projet des autorités allemandes pour limiter les données que pourrait utiliser Facebook.
Ce projet soulève de nombreuses inquiétudes. Jusqu’où l’appât du gain pourrait-il pousser les utilisateurs prêts à vendre leurs données personnelles ? Par ailleurs, le projet porte en lui le risque de voir apparaître une discrimination entre ceux qui sont prêts à – ou peuvent – payer pour ne pas partager leurs données, et ceux qui n’auront d’autre choix que de le faire…
En France, plusieurs institutions se sont déjà élevées contre ce principe de la commercialisation des données personnelles. Dans un avis rendu en avril 2017, le Conseil national du numérique (CNNum) estimait que « l’introduction d’un système patrimonial [soit la création d’un droit de propriété] pour les données à caractère personnel est une proposition dangereuse ». La présidente de la CNIL, Isabelle Falque-Pierrotin, déclarait encore tout récemment dans Le Monde que « cette approche [marchande] rompt avec nos convictions humanistes et personnalistes profondes, dans lesquelles le droit de la protection est un droit fondamental, faisant écho à l’essence même de la dignité humaine : naturellement, ce droit n’est pas un droit marchand ».
Le Règlement européen pour la protection des données, qui va entrer en vigueur en mai, va dans la même direction. Il fixe de nouvelles obligations à toute entreprise exploitant des données (droit de portabilité des données d’un opérateur à l’autre, droit d’effacement, établissement d’un consentement explicite). Cela fournit un autre argument à Génération libre qui y voit la perspective d’une « judiciarisation du champ de l’innovation » qui va freiner celle-ci. Reste à convaincre les législateurs – et les entreprises – du bien-fondé de ce projet.