Les paiements en bitcoins ne nécessitent pas le recours à un tiers de confiance telle qu’une banque, susceptible d’interdire une transaction considérée comme illégale. Mais cette « résistance à la censure» vient aussi avec un grand coût environnemental. Le tiers de confiance est remplacé par un programme informatique exécuté par un réseau d’ordinateurs qui se disputent le droit d’enregistrer les transactions sur la blockchain. On parle d’un système décentralisé dans la mesure où n’importe qui peut y participer, mais cette décentralisation nécessite une grande puissance de calcul pour empêcher les acteurs malveillants d’enregistrer de fausses informations sur la blockchain. De fait, la production de « l’or numérique » gaspille de l’énergie de par sa conception.
Marché concentré
Le bitcoin a déclenché une réflexion sur la monnaie sans précédent depuis 1971, lorsque les EtatsUnis ont abandonné l’indexation du dollar sur l’or. Suivant la Banque de Suède, qui a commencé à étudier la création d’ekrona en 2016, 80% des banques centrales réfléchissent actuellement à la création de monnaies numériques dans l’optique de moderniser les systèmes de paiement, tout en répondant aux enjeux de stabilité financière et de politique monétaire. En 2019, un consortium d’acteurs privés, mené par Facebook, a annoncé le projet de cryptomonnaie Libra (renommé Diem) avec la promesse de rendre les paiements aussi faciles qu’un courriel. Contrairement au bitcoin, ces nouvelles monnaies auront recours aux tiers de confiance.
On évoque la guerre des cryptomonnaies, mais il s’agit plutôt d’une guerre pour les données privées. La monétisation des données crée déjà beaucoup de valeur pour les entités qui les détiennent, comme Facebook et Google. Le contrôle des données de paiement pourrait décupler ce pouvoir et transformer, de surcroît, notre modèle économique et notre société. L’émergence du « capitalisme de surveillance » dans lequel l’utilisation des données privées permettrait de prédire et de modifier les comportements humains, et envisagé qu’une gouvernance par les données pourrait proposer une alternative viable aux marchés qui déterminent actuelle ment nos relations économiques.
Ce n’est pas un hasard si Facebook est à l’initiative de la création d’une nouvelle monnaie et de son infrastructure de paiement. L’utilité d’un système de paiement dépend de la quantité de ses utilisateurs, ce qui conduit à un marché concentré géré par une minorité d’acteurs, comme c’est le cas de Visa et de MasterCard pour les paiements par carte bancaire. Le télégraphe était le Facebook du XIXe siècle, et c’est la plus grande entreprise de télégraphe, Western Union, qui s’est lancée dans les paiements. Aujourd’hui, l’existence de grands réseaux d’utilisateurs permet aux GAFA de gagner rapidement du pouvoir sur le marché des paiements. Apple et Google proposent des règlements par mobile de puis 2014 et 2015. Moins ambitieux que Facebook, ils utilisent l’infrastructure de paiement existante en partenariat avec les banques.
Des paradis fiscaux aux paradis cryptos
Toutes les monnaies numériques permettent de tracer les transactions des utilisateurs. Qui aura le contrôle des données de paiement ? Etats ? GAFA ? Quelle sera leur utilisation ? Comment protéger la vie privée ? Aujourd’hui, les données de paiement sont protégées par le secret bancaire, mais le cas de Google Pay et Apple Pay illustre la nouvelle problématique. Alors qu’Apple Pay est rémunéré par les banques, Google Pay fournit un service gratuit de paiement par mobile, mais les données collectées sont susceptibles d’être ensuite monétisées par Google pour optimiser le ciblage publicitaire. Le choix du consommateur n’est pas évident, car les outils de paiement par mobile sont définis par le système d’exploitation. Apple Pay n’est pas compatible avec Android et le seul service de paiement mobile compatible avec l’iPhone est Apple Pay. Seule l’interopérabilité supprimera l’effet réseau et permettra d’élargir l’offre des outils de paiement pour les consommateurs.
L’enjeu des données est aussi au cœur des réflexions des banques centrales. La Banque centrale européenne envisage une possibilité de paiements anonymes avec l’euro numérique pour des montants faibles, mais les transactions traçables seront la norme pour prévenir le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et l’évasion fiscale. L’intérêt pour les monnaies numériques émises par les banques centrales est plus fort dans les pays où la monnaie pour rait aider à mieux contrôler les échanges économiques informels. Le fait que la Chine soit le pays le plus avancé dans la conception du eyuan et, en mêmes temps, qu’elle ait imposé des restrictions sur le bitcoin est perçu comme le souhait de renforcer les outils de la sur veillance étatique.
Le bitcoin et certaines cryptomonnaies sont souvent présentés comme une alternative pour protéger la vie privée et résister à la censure. Néanmoins, le bitcoin ne peut pas échapper à la régulation et, dans le futur, les utilisateurs de bitcoins pourront rester anonymes seulement s’ils n’interagissent pas avec le monde physique et les institutions régulées. Les paradis fiscaux se transformeront en paradis cryptos. La décentralisation du bitcoin est plutôt un mythe. Bien que le bitcoin fonctionne sans un tiers de confiance, la gouvernance du bitcoin est dominée par quelques développeurs et investisseurs et la distribution du bitcoin semble être encore plus inégale que la richesse traditionnelle.
La concurrence entre les nouveaux systèmes de paiement va sûrement baisser le coût des paiements. Mais le gagnant de la guerre pour les données de paiement n’est pas encore connu. L’enjeu est notre modèle économique et sociétal.