Faute de savoir monétiser les données, les industries innovantes du Vieux Continent pourront-elles rattraper leur retard sur les GAFA sans perdre leur âme ?
Comme beaucoup de Français installés aux Etats-Unis, j’y ai découvert avec stupeur qu’il est impossible d’échapper au traçage des aspects intimes de sa vie. Pour acheter une voiture, louer une maison ou prendre une assurance, les intérêts peuvent varier du simple au double selon un historique méticuleusement compilé. Le « scoring » ne sert pas tant à restreindre la dépense qu’à débrider le crédit. Max Weber a bien montré cette affinité entre protestantisme, transparence et esprit du capitalisme – un bon protestant n’a rien à cacher. Pour l’apôtre des objets connectés que je suis, la mesure de soi est un choix libre. Ma balance connectée m’alerte de mes piques de rigidité artérielle. L’enceinte Alexa est à l’écoute de mes désirs musicaux. Mon aspirateur connecté modélise mon logement… Ce suivi, souvent vu comme une contrainte, est la condition de nouvelles libertés.
La monétisation assumée de la transparence est le moteur de la révolution numérique. Eric Schmidt, le PDG de Google, s’est défendu du caractère intrusif de ses services : « Si vous ne voulez pas que ça se sache, sans doute ne devriez-vous pas le faire.» La transparence crée une confiance propice à l’échange et ouvre de nouvelles places de marché; je ne loue ma maison sur Airbnb qu’aux locataires recommandés, je ne roule qu’avec un chauffeur bien noté sur Uber…
La différence de sensibilité entre les Etats-Unis et l’Europe se mue en affrontement économique. D’un côté, le Vieux Continent se révèle incapable de faire croître des champions numériques. Faute de savoir monétiser les données à la source, nos gouvernants tentent de taxer en aval les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Les Etats-Unis, eux, se montrent incapables d’éviter les abus de confiance. Dernier scandale en date, Equifax, une des principales agences de notation de crédit, s’est fait pirater les données de 145 millions d’Américains. La société, informée dès juillet, n’a reconnu les faits qu’en octobre. Plus grave, Facebook a reconnu que des pirates russes avaient pu financer massivement des publicités ciblées en faveur de la campagne Trump, sans contrôle sur l’origine étrangère des fonds… Etonnamment, ces scandales suscitent peu de réactions législatives aux Etats-Unis, où il n’est pas question de remettre en cause la suprématie des GAFA.
CONCURRENCE PLUS LOYALE
A l’inverse, l’Europe prend le taureau par les cornes. Le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui entre en vigueur en 2018, impose de nouvelles obligations aux plates- formes. Pour éviter les recueils abusifs, il généralise le consentement « clair et explicite » et impose un principe de proportionnalité, obligeant les plates- formes à se limiter à la collecte d’informations nécessaires au service. Il rend obligatoire le « droit à l’oubli », permettant de faire effacer toute information personnelle. Les entreprises devront fournir un registre complet des traitements de données, surcoût procédurier significatif pour les start-up qui éparpillent l’information. Les sanctions, dissuasives, pourront aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires, extension considérable par rapport aux 150 000 euros de la Commission nationale informatique et liberté.
Depuis les Etats-Unis, ce nouveau cadre est vu comme un affront à l’intelligence… artificielle. En effet, le recueil du consentement représente une attrition pour les bases de données qui nourrissent l’apprentissage itératif des solutions dites de machine learning. Ces logiciels se distinguent par leur capacité à prendre des décisions. Or le RGPD donne au citoyen un contrôle sur le « profilage par algorithmes », c’est-à-dire toute décision prise sur la base d’un profil. Elon Musk [PDG de SpaceX et Tesla] a souligné l’incertitude juridique qui pèse sur les développements les plus ambitieux. Ainsi, les voitures autonomes décideront pour nous de la meilleure façon d’éviter un accident. En santé connectée, le cœur artificiel de Carmat préserve les fonctions vitales d’un individu en rééquilibrant automatiquement les paramètres… Jusqu’où une machine devra- t-elle justifier ses « raisonnements » ?
Parions que la bataille ne fait que commencer, alors que les progrès de l’intelligence artificielle augmentent les enjeux. Grâce à l’expertise acquise par les données, Google vient d’annoncer le lancement d’écouteurs qui traduisent 40 langues en instantané ! Ces technologies spectaculaires s’appliquent en santé. Aux Etats-Unis, l’initiative pour la « médecine de précision », à laquelle Obama a alloué 215 millions de dollars en 2015, repose sur la numérisation sans entraves. Des gènes au suivi des signes vitaux par le biais de capteurs, elle postule que l’analyse des données permettra de mieux détecter les maladies et de cibler les thérapies. Pendant ce temps, les silos imposés en Europe, notamment sur le séquençage ADN, menacent de la faire passer à côté de cette révolution.
L’Europe peut-elle rattraper son retard sans perdre son âme? La protection des libertés ne doit pas être sacrifiée, même au nom de la concurrence. Il faut donc redoubler d’efforts. A la différence des Etats-Unis, la centralisation des systèmes, notamment dans le domaine de la santé, ouvre une voie si les acteurs publics se pensent eux-mêmes comme plate-forme. De même, certains nouveaux droits peuvent être l’occasion d’une concurrence plus loyale, comme la portabilité, qui permettra de télécharger et de transférer ses données d’une plateforme à l’autre, comme on change d’opérateur téléphonique. Cela man- que aux Etats-Unis. Mais ce qu’il manque à l’Europe, c’est la capacité qu’ont les Etats-Unis à associer toute contrainte nouvelle à un soutien massif à l’investissement.