Des bases de données ADN livré a la police

Des bases de données ADN livré a la police

Les résultats des tests « maison » dont raffolent les particuliers américains forment de colossales bases de données génétiques. Si mal protégées que même la police s’en sert…

Joseph James DeAngelo et William Earl Talbott. II n’avaient sans doute jamais entendu parler de GEDmatch. Située en Floride, cette entreprise de taille modeste spécialisée dans les recherches généalogiques n’avait non plus jamais eu affaire à eux. A la surprise générale et à leur insu, leurs routes se sont pourtant croisées ces dernières semaines. GED- match s’est transformée en auxiliaire de police et l’ADN a parlé.

Les deux hommes, auteurs de crimes non résolus remontant aux années 1970 et 1980, ont été arrêtés à quelques jours d’intervalle. Dans les deux cas, des traces de leur ADN avaient été retrouvées sur les lieux de leurs forfaits. Restés inexploitables pendant des décennies faute de correspondre à un profil répertorié dans les fichiers de la police, ces échantillons ont trouvé leur chemin dans les méandres de GEDmatch.

Les clients de cette entreprise, détenteurs de leur profil ADN, peuvent en effet rechercher dans l’immense banque de données du site les profils relevant de la même branche généalogique qu’eux afin de retrouver des membres de leur famille. Les policiers ont livré anonymement le génotype des deux criminels à GEDmatch, sans mandat et en profitant d’une zone grise du droit sur ces questions encore inexplorées. Puis, aidés de spécialistes, ils ont reconstitué un arbre généalogique, qui les a menés à des parents éloignés des suspects. Ils ont ensuite cherché, dans ces familles, les profils (âge, domicile à l’époque des crimes…) proches de ceux des suspects. Outre l’arrestation de William Earl Talbott II, leur travail a permis de mettre sous les verrous le « Golden State Killer », l’ancien policier DeAngelo, soupçonné de dix meurtres et d’une cinquantaine de viols commis entre 1976 et 1986.

CADEAUX LES PLUS TENDANCE EN 2017

Beaucoup, aux Etats-Unis, ont été prompts à se réjouir de l’élucidation de ces cold cases (« affaires non résolues ») grâce aux progrès technologiques et à l’incomparable base de données de GEDmatch. Néanmoins, ces événements sans précédent posent aussi de nouvelles questions éthiques et légales sur la protection de données aussi intimes qu’un profil ADN. D’autant qu’elles s’ajoutent aux inquiétudes déjà soulevées par la multiplication des tests ADN « maison », censés répondre aux interrogations de millions d’utilisateurs sur leurs origines ethniques, leurs parents biologiques ou leur santé.

Apparemment consciente des possibilités infinies ouvertes par ses services, la société GEDmatch prend la peine de prévenir ses clients que sa base de données peut être utilisée pour d’autres buts que la simple passion généalogique, et notamment pour la recherche d’auteurs d’un crime. Elle leur conseille donc de se désinscrire s’ils tiennent à la confidentialité de leurs données. La plupart, visiblement, n’en ont cure.
Ces affaires mettent pourtant en lumière un phénomène déjà observé avec Facebook et l’aspiration des données de millions de ses comptes par la société Cambridge Analytica : les informations qu’un individu fournit librement sur un site ou un réseau social dépassent largement sa propre personne. Sur Facebook, les données des « amis » des comptes concernés ont été récupérées, à l’insu de tous. Avec l’ADN, c’est le patrimoine génétique de toute une lignée qui est ainsi dévoilée. Sans que les proches ou lointains cousins en soient ni conscients ni avisés.
« L’ampleur des données génétiques aujourd’hui disponibles sur les sites rend quasiment impossible la protection des informations personnelles », estime Arthur Caplan, directeur du département de bioéthique à l’université de médecine de New York. Dans les affaires criminelles, il aimerait qu’au minimum la police agisse avec un mandat. « Mais comment empêcher une personne de rechercher ses parents biologiques, même si ces derniers n’y tiennent pas ? »

Or, l’engouement de la population américaine pour les « tests ADN maison » ne se dément pas. Les sociétés telles que 23andMe, Ancestry, Family Tree DNA ou African Ancestry proposent, pour 80 euros, une recherche des origines ethniques, et 23andMe des prédispositions à certaines maladies pour 170 euros. La démarche semble tellement anodine que ces kits ADN ont fait partie des cadeaux les plus tendance l’an dernier. Grâce à une guerre des prix et des publicités tous azimuts – connaître ses origines pour déterminer sa prochaine destination touristique ou soutenir le pays de ses ancêtres lors du Mondial –, l’année 2017 a vu une explosion du marché : 12 millions d’Américains ont glissé un peu de salive dans un tube, l’ont envoyé à l’une des sociétés spécialisées et ont reçu quelques jours plus tard des informations potentiellement traumatisantes.
La presse américaine regorge d’histoires de famille envenimées par les découvertes tirées des tubes à essai: un parent qui ne l’est pas vraiment, un ancêtre noir inattendu, la rencontre avec une fratrie inconnue… Surtout, chacun peut désormais recevoir par un simple courrier l’annonce qu’il court un risque élevé de contracter la maladie d’Alzheimer ou la fibrose kystique. Selon Susan Estabrooks Hahn, spécialiste de la maladie d’Alzheimer et membre de l’Association nationale des conseillers en génétique (ANCG), certains résultats peuvent être «source d’angoisse, écrit-elle sur le site de l’organisation, notamment lorsqu’il n’existe pas de remède pour la maladie identifiée ».

En 2013, l’Agence fédérale de l’alimentation et des médicaments (FDA) s’est émue de la capacité de prédiction promise par 23andMe, qui offrait de détecter le risque de développer 240 maladies, et a sus- pendu certains de ses services. Non seulement la pertinence des tests était loin d’être garantie mais, surtout, ils étaient livrés sans aucun contact avec un professionnel de santé capable d’interpréter les résultats et de proposer une réponse. Une aberration aux yeux de M. Caplan. « En dépit de progrès, l’exactitude des tests continue de poser problème. Et surtout, tout ne dépend pas des gènes: le style de vie, l’histoire familiale, l’environnement influencent le développement ou non de certaines maladies. Certains gènes lorsqu’ils sont présents donnent 100 % de chances de contracter telle maladie, mais d’autres sont beaucoup moins prédictifs.» En 2017, la FDA a autorisé 23andMe à tester dix maladies, dont Alzheimer et Parkinson.

« OBJECTIFS COMMERCIAUX INTERNES »

Comme nombre d’experts, M. Caplan es- time que les législateurs devraient se pencher sur le sujet afin que les données génétiques aujourd’hui facilement disponibles demeurent bien comprises et protégées. On en est loin, selon lui, «des protections existent mais elles ne sont pas assez complètes ». Des lois telles que le Genetic Information Non discrimination Act de 2008 interdisent aux employeurs de recruter, muter ou licencier les salariés en fonction d’informations génétiques. Et la couverture santé, l’Affordable Care Act, empêche les compagnies d’assurances de choisir leurs clients d’après leur ADN. Mais cette règle ne s’appli- que pas aux assurances-vie ou à celles liées aux handicaps, selon l’ANCG.

Le sénateur démocrate de New York Chuck Schumer a récemment appelé à un renforcement des contrôles sur les kits ADN. «Des clients peuvent, sans le savoir, mettre en danger leurs données génétiques si elles sont vendues à des tiers», a-t-il déploré. De leur côté, les sociétés assurent mettre en garde leurs clients. Le site de la société Ancestry prévient qu’elle peut utiliser, « avec votre consentement, vos informations pour des projets de recherche sur la généalogie ou le génome et pour des objectifs commerciaux internes ». 23andMe assure ne pas vendre les informations de ses clients et ne pas les utiliser à des fins de recherche « sans leur consentement personnel ». Mais, pour une société comme 23andMe, les revenus tirés de l’accès qu’elle offre à sa base de données sont primordiaux. L’entreprise a signé une vingtaine de partenariats avec des firmes pharmaceutiques et envisage de se lancer dans le développement de médicaments.
Avant de confier un peu de sa salive, mieux vaut donc savoir ce que l’on veut vraiment découvrir sur soi, ses ancêtres ou sa descendance et accepter le risque que ces informations soient partagées à des fins imprévues.

0 Avis

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*